Ariste, mon enfant, ma fierté, ma joie, est née sur le fil du rasoir, et c'est moi qui tenais la lame. Leto désirait un fils, mais le Bene Gesserit m'a ordonné de faire appel à ma discipline corporelle pour m'assurer que nous aurions une fille. Me fallait-il obéir à mon amour pour mon duc, ou à mon devoir envers mon Ordre ? Jouer mon rôle dans une création généalogique remontant sur de nombreuses générations pour aboutir au Kwisatz Haderach, ou oser accélérer ce plan en prenant un raccourci imprévu ?

Lorsqu'un tel problème ne nous affecte pas directement, il est aisé de faire preuve de logique. Mais c'est là un trait de caractère profondément humain, faisant que nos soucis personnels sont ceux que nous sommes incapables d'analyser froidement.

Au bout du compte, j'ai choisi d'avoir une fille, mais il s'en est fallu d'un cheveu. Mon duc et moi éprouvons un amour infini pour Ariste, et pourtant, je ne puis m'empêcher de repenser aux tenants et aux aboutissants d'une décision aussi lourde d'implications. Et quand le sommeil me fuit, au cœur de la nuit, je me prends à me demander ce qui se serait produit si mon choix avait été différent...

Comprenons-nous bien, nous adorons tous notre Ariste, et ce depuis qu'elle est une petite fille extrêmement précoce, volant des livres qui n'étaient pas de son âge dans la bibliothèque de ses parents tel un insaisissable feu follet. Déjà, la coquine avait un don pour le langage, et elle était capable de vous pousser au suicide en vous parlant de votre sujet préféré. Une seule fois, les mots lui ont manqué.

Tu sais bien de quoi je veux parler. Son mariage à venir. Les Atréides et les Harkonnen rassemblés sans que le sang coule. Ariste et son fiancé. Feyd-Rautha était le charme incarné, ce jour-là. Et puis... le spectacle. Il a affronté un taureau salusien en l'honneur du vieux duc. Enfin, quand je dis affronté...

Ce qu'il a fait subir à ce pauvre animal... impossible d'en parler en restant poli. Même Ajax en a vomi, et c'est un véritable boucher ! Hmm... Je crois bien que je n'ai plus faim. Bonne nuit.

Je suis comme tiraillée, en déséquilibre permanent entre deux extrêmes. Chaque fois que je me sens devenir adulte, des forces contraires s'attachent à vouloir définir mon existence. Le Bene Gesserit d'un côté, mon père et notre Maison de l'autre. La Guerre des Assassins cause des dégâts incommensurables aux habitants de cette planète. J'ai sérieusement considéré l'offre que m'a faite Zantara (je n'écrirai pas son vrai nom dans ces pages) de désavouer les actes de l'Imperium et de refaire ma vie dans le désert, avec lui et les Fremens.

Et maintenant, ce mariage arrangé avec Feyd-Rautha Harkonnen. Quelle abomination ! Mais le Bene Gesserit l'ordonne. Cela sauverait mon père et notre Maison en mettant un terme à ce conflit qui fait peu à peu disparaître tout ce qu'il y a de bon en eux. J'étais prête à m'enfuir quand une rencontre a été arrangée, et je dois bien reconnaître que Feyd-Rautha s'est montré... charmant. Je ne m'attendais pas du tout à cela.

Demain, il y aura des festivités plus formelles. Feyd-Rautha m'a promis quelque chose de spécial, un spectacle en l'honneur de mon grand-père. Et malgré moi, j'avoue que je suis impatiente de découvrir ce dont il s'agit. Une chose me hante toutefois, même si j'essaie désespérément de cesser d'y penser : la déception de Zantara...